Agilité, poste de pilotage et autres distances hiérarchiques...
“Si quelqu'un desserre les dents,
C'est un sot. J'en conviens.
Mais que faut-il donc faire ?
Parler de loin ; ou bien se taire.”
Jean de la Fontaine, L’homme et la couleuvre.
1997, c’est l’année du Buena vista Social Club, précédent de deux ans le documentaire éponyme de Wim Wenders avec un Ry Cooder en trait d’union improbable entre un cinéaste palmé et une bande de vieux musiciens cubains, derniers vestiges d’un La Havane qu’on pouvait alors penser à jamais disparu.
1997, c’est aussi le vol 801 de la Korean Airline qui s'abîme sur l’île de Guam, comptabilisant finalement 229 victimes parmi ses 254 passagers.
Il ne s’agit toutefois pas d’un événement fortuit pour la Korean Airline qui a connu de nombreux accidents mortels jusqu’en 1999. C’est une époque où l’armée américaine interdit les vols de la Korean Airline à ses personnels stationnés en Corée du Sud. Cette situation va perdurer jusqu’à une transformation culturelle profonde entamée par l’entreprise à l'orée du vingt et unième siècle.
Le commandant du vol 801, Park Yong-chul est âgé de 42 ans au moment des faits. Il avait rejoint la compagnie quatre ans auparavant, au terme d’une carrière plus qu’honorable, au service de l’armée de l’air de son pays. Park est en bonne forme physique. Son employeur vient de l’honorer pour avoir surmonté, aux commandes d’un Boeing 747, une panne de moteur à basse altitude. Il est bon de rappeler que le vol 801 est aussi un Jumbo, appareil pour lequel Park cumule plus de 3 200 heures de vols sur un total de 88 000 heures. Il est initialement programmé sur un vol à destination de Dubaï, mais le temps de repos cumulé depuis son dernier trajet est incompatible avec les exigences d’un vol long-courrier, il est finalement réaffecté sur ce vol 801.
Le vol quitte Séoul à 22:30, avec “dans le cockpit” : le commandant Park, le copilote Song Kyung-ho compilant 4 000 heures de vol à 40 ans (dont 1 560 heures sur Boeing 747) et le mécanicien de bord Nam Suk-hoon, 50 ans, lui aussi, chevronné avec plus de 13 000 heures de vol (dont 1 573 heures sur Boeing 747).
Heureusement, les catastrophes aériennes ne sont pas monnaie courante. Elles résultent souvent de la conjonction des trois facteurs : une météo difficile, une ou plusieurs défaillances matérielles mineures et une fatigue du pilote. Il ne s’agit pas non plus d’un problème de compétence, mais plutôt d’un enchaînement malheureux d’erreurs qui traduisent des échanges, et donc une collaboration défaillante au sein de la cabine de pilotage. Le vol 801 va “cocher” toutes ces cases, comme en témoignent les transcriptions audios du poste de pilotage. Il s’agit d’une traduction française de la transcription anglaise publiée sur le site Wikisource qui résulte elle-même d’une traduction des échanges entre les protagonistes... en coréen. Depuis Babel, on sait que la traduction s’apparente plus à une interprétation qu’à une opération mécanique au résultat unique et irréfutable. Ceci est d’autant plus remarquable dans notre cas, que les règles implicites régissant les échanges cordiaux en Occident ou en Extrême-Orient diffèrent fortement. Si en occident, l’émetteur doit s’assurer que son message est bien compris, en Asie, le rapport s’inverse et c’est alors bien à la charge du récepteur d’interpréter au mieux les messages perçus.
L’avion a déjà entamé sa descente.
(C1 : commandant, C2 : copilote, C3 : mécanicien de bord, CTR : centre de contrôle de Guam, GPWS : voix identifiée comme voix mécanique de l'avion).
01:20:01 C1 | Si cet aller-retour dépasse les neuf heures, nous pourrions obtenir un petit quelque chose. Avec huit heures, nous n'obtenons rien. Huit heures ne nous servent à rien du tout. |
01:20:20 C1 | Ils nous font travailler au maximum, jusqu'au maximum. |
01:20:28 C1 | Probablement, de cette façon [...] ils économisent les frais d'hôtel pour les personnels de cabine, tout en maximisant les heures de vol. De toute façon, ils nous font travailler au maximum... |
01:21:13 C1 | Eh.... vraiment .... sommeil... [...] |
01:21:15 C2 | Bien-sûr. |
On est à un peu plus de 20 minutes de l’accident. Le commandant entame un monologue s’épanchant ouvertement sur sa lassitude tandis que son second approuve laconiquement ses propos.
01:21:59 C2 | Capitaine, les conditions à Guam ne sont pas bonnes. |
01:22:22 C1 | Euh. Il pleut beaucoup |
01:23:45 C1 | plus tard, demander une modification de trajectoire de 20 miles… à gauche pendant la descente |
01:23:47 C2 | Oui |
01:23:47 C1 | … à gauche pendant la descente |
01:24:02 C2 | Vous ne pensez pas qu'il pleut plus ? Dans cette zone, là ? |
01:24:02 C1 | Demande de changement de trajectoire |
01:24:08 C2 | Oui |
Tandis que son numéro deux l’alerte sur les conditions météo à deux reprises, avec certainement un peu trop de retenue dans ses propos, le capitaine continue une approche à vue. Il reste un peu plus d’un quart d’heure avant le crash du vol 801. Écoutons la suite.
01:24:08 C? | C’est où ?... radar météo |
01:26:09 C3 | ... nous sommes supposés sortir par la droite à partir d'ici. |
01:26:12 C? | Oui, demandez s'il vous plaît. |
01:26:18 C3 | Aller à droite, puis sortir par la gauche. Ensuite, c'est à gauche. |
01:26:21 C3 | Comment est la situation sur GUAM ? |
01:26:25 C3 | Est-ce que c’est Guam ? … Oui, c’est Guam, Guam. |
01:26:27 C3 | [gloussement] Bien. |
01:27:58 C3 | ... parce que… Aujourd'hui le radar météo nous a beaucoup aidés |
01:27:59 C1 | Oui, ils sont très utiles. |
Les membres d’équipage semblent désorientés alors qu’ils recherchent des indices visuels confirmant la proximité de l’aéroport de Guam.
Le mécanicien de bord à son tour s’inquiète des conditions météo... en l’exprimant de façon équivoque (en 01:27:58). Le capitaine, lui, paraît prendre les propos de son subalterne au pied de la lettre au regard de sa réponse.
01:39:44 CTR | … le système de guidage vertical est inutilisable. |
01:39:55 C3 | Le système de guidage vertical fonctionne-t-il ? Le système de guidage vertical |
01:39:56 C1 | Oui, oui, il fonctionne. |
01:39:57 C3 | Ah, bon... |
01:39:55 C? | Vérifie que le système de guidage fonctionne. Pourquoi ça marche ? |
01:39:55 C2 | Pas utilisable. |
01:40:22 C? | La pente est incorrecte |
01:41:46 C1 | [signal sonore d’alerte d’altitude]. Le système de guidage vertical ne fonctionne-t-il pas ? |
L’échange suivant porte sur la défaillance du système d’atterrissage aux instruments, et plus particulièrement le système de guidage vertical qui indique la déviation verticale de l’avion par rapport à sa trajectoire de descente optimale. Ici encore, il ne s’agit pas d’expliquer les règles du transport aérien, mais plus de s’interroger sur la réaction de chacun des protagonistes. Les affirmations du capitaine ne sont jamais ouvertement contredites par les autres membres de l’équipage qui ont été infirmés au départ par le contrôle de Guam. C’est d’autant plus remarquable lors de l’échange entre le contrôle, le mécanicien de bord et le capitaine. À 1’30” de l’impact au sol, il s’interroge… au déclenchement du signal d’alerte d’altitude.
01:41:59 C2 | Pas en visuel |
01:42:00 GPW | 500 |
01:42:00 C3 | Eh ? [ton stupéfait] |
01:42:19 C3 | 200 faisons une approche manquée |
01:42:20 C3 | Pas en visuel |
01:42:21 C2 | Pas en visuel, approche manquée |
01:42:22 c3 | Contourne |
01:42:23 C1 | Contourne |
01:42:24 GPW | 100 |
01:42:25 | [bruit du premier impact] |
Le copilote et le mécanicien vont finalement avoir le courage de demander d’annuler la procédure d’atterrissage moins de 10 secondes avant l’impact au sol. Dans ces conditions, on ne peut que déplorer leur manque d’initiative, et même l’absence de toute forme d’insubordination. Le capitaine reste seul maître à bord. Il est surtout seul dans ces décisions et leurs exécutions. Des choix qui peuvent alors se révéler dramatiques.
Hofstede est un professeur néerlandais, aujourd’hui décédé, expert de la psychologie sociale. Dans les années 60-70, il est chez IBM, responsable de ce que l’on appellerait aujourd’hui le baromètre social. Il s’agissait alors d’interroger 100 000 collaborateurs répartis dans une cinquantaine de pays. Il a ainsi pu collecter une quantité importante de données ayant trait aux attitudes et autres comportements au travail.
Hofstede et ses équipes ont mis en exergue, à partir d’une analyse factorielle exploratoire, six facteurs explicatifs du comportement au travail. Ce comportement, selon Hofstede, résulterait de la combinaison de trois cultures : la culture de l’organisation (l’entreprise), la culture professionnelle (le corps de métier) et la culture nationale. Les collaborateurs du secteur marketing d’IBM partageant a priori les deux premières, la différence de comportement s’expliquerait alors exclusivement par l’appartenance à telle ou telle culture nationale (Hofstede, Hofstede, and Minkov 1981). Ici, la culture doit bien être entendue au sens de l’anthropologie sociale du milieu du vingtième siècle.
Le succès rencontré par ce modèle est inversement proportionnel au nombre de ses détracteurs. Cette popularité a été renforcée par l'accès au modèle via un lien internet. J’ai pu ainsi facilement comparer les trois pays : Corée du Sud, France et États-Unis.
Parmi ces six axes, la distance hiérarchique (Power Distance Index : PDI) positionne sur une échelle de 1 à 100 la perception des inégalités de pouvoir et leur acceptation au sein d’une même société (au sens large). Un score élevé traduit une hiérarchie clairement établie et acceptée par les différents membres de cette société.
L’indice du contrôle d’incertitude (Uncertainty Avoidance Index : UAI) rend compte sur une échelle de 0 à 100, du degré de tolérance d’une société face aux incertitudes propres au futur. Ces incertitudes sont sources d’inquiétude et d'anxiété. Chaque culture apporte ses propres réponses pour gérer, voire soulager, cette anxiété.
À la lumière de l’UAI et de la PDI de la Corée, on comprend mieux le comportement et les réactions de chacun des membres de l’équipage du vol 801. Le respect de la hiérarchie, le besoin des règles de bienséance, les non-dits, les incompréhensions…
En 1994, Boeing publie, quasiment sous le manteau, une étude qui montre une forte corrélation entre la sécurité d’une compagnie aérienne d’un pays et les scores de ce même pays suivant le modèle d’Hofstede (Phillips 1994).
Il est à noter que pour ces deux indicateurs, la France est “au-dessus” de la Corée du Sud. Le PDI de la France se retrouve jusque dans l'organisation des institutions politiques du pays, tandis que l’ajout du principe de précaution dans la constitution illustre assurément les raisons de notre score d’UAI.
En 2000, Korean Airline confiera à un transfuge d’American Airline, une personne extérieure au giron de la compagnie, sa transformation avec pour seul objectif de renforcer la sécurité des vols. Sa première décision fut de mettre en place des formations de mise à niveau en anglais technique. L’anglais devient la langue à l’intérieur du cockpit. Ce changement de langue permet aux membres d’équipage de s’affranchir de l’héritage culturel de leurs pays. Korean Airline est devenu depuis une des compagnies les plus sûres au monde (Gladwell 2008).
La question n’est pas : Y a-t-il un pilote dans l'avion ? Mais plutôt, qui parle au pilote, comment… et pour effectivement lui dire quoi ?
Il faut proposer aux organisations un antidote aux poisons mortifères que sont les non-dits, les contresens, les querelles de personnes et autres intérêts partisans (PDI), sans parler des planifications à grande échelle et leurs corollaires les sur-process (UAI). Ces organisations imprégnées d’une culture nationale marquée par des indices de distance hiérarchique et de contrôle de l'incertitude élevés, se doivent de penser leurs transformations en tenant compte de leurs particularismes culturels. Les ignorer, c’est diriger avec pour tout bagage ses seules intuitions et certitudes… pourvu qu’elles soient bonnes.
Encore une fois, à l'image de la Korean Airline, il n’est pas question de mettre à bas des attitudes teintées de pratiques culturelles inscrites dans nos ADN, mais plutôt de s’adapter en toute connaissance de cause. Comment éviter le syndrome de la tour d’ivoire si ce n’est en échangeant avec l’ensemble de ses parties prenantes, sans filtre tout en maintenant un même niveau d’écoute de tous.
Aujourd’hui, nous sommes techniquement en mesure d’exploiter le potentiel des questions ouvertes posées à un large public, tout en garantissant à ce même public la confidentialité de leurs propos.
Il ne s’agit surtout pas de se substituer aux échanges en face à face, mais d'ouvrir un nouveau canal de communication à même d’atténuer cette distanciation hiérarchique dans ce qu’elle peut induire de plus contre-productif.
Bibliographie
Gladwell, Malcolm. 2008. Outliers. N.p.: Little, Brown and Company.
Hofstede, Geert, Gert J. Hofstede, and Michael Minkov. 1981. Cultures and Organizations: Software of the Mind, Third Edition. N.p.: McGraw-Hill Professional. 0071664181.
Phillips, Don. 1994. “Building a Cultural Index to world airline safety.” The Washington Post, 21 août, 1994.